Finisterre. Le nom évoque une réalité oubliée. Pendant des siècles, ce port marquait l’extrême ouest de l’Europe et, du moins pour ceux qui habitaient ce continent, la fin du monde.
Dans mon cas, ce village marquera surtout la fin de mon Camino. Après 3 jours à Santiago, après les retrouvailles avec les amis pèlerins de partout sur la planète, je me rendrai à Finisterre pour marquer la fin de mon périple. C’est aussi après 2 nuits de sommeil dans une chambre que je ne partage avec nul autre voyageur, de multiples bains, le lavage à sec de tout ce que je traine depuis plus d’un mois dans mon sac à dos et une série de repas que je n’ai pas commandés du menu des peregrino… le tout bien arrosé d’un certain nombre de pichets de sangria. Je me sens humain à nouveau, ou presque. Santiago était un séjour bourré d’émotion. Le bonheur pur de l’entrée à la ville, en bonne compagnie avec mon amie Carmelle qui bouettait elle aussi à mes côtés, la satisfaction de pouvoir me tenir devant la cathédrale, de me remémorer le chemin parcouru. Les retrouvailles avec ma famille du Camino, une magnifique mosaïque humaine, assemblée de pièces venues de l’Afrique du Sud, de Seattle et de l’Alaska. L’occasion de méditer et de reprendre mon souffle quelque peu. Curieusement, je sentais que ma marche n’était pas encore terminée, qu’il me restait encore un bout de chemin à faire.
Avant même d’arriver en Espagne, j’avais déjà songé à la possibilité de poursuivre ma marche au-delà de Santiago, jusqu’à Muxia et Finisterre. Mais vu l’état de mon genou – en cours de guérison, mais loin d’être guéri –, j’ai dû renoncer à la poursuite de la marche à pied. J’ai déjà dépassé mes limites physiques. Mais je sens tout de même que je ne me suis pas tout à fait rendu au bout de mon pèlerinage. Je trouve une solution mitoyenne : alors que d’autres pèlerins poursuivront leur voyage à pied, je me rendrai à Finisterre en autobus. C’est pas tout à fait le Camino à l’état pur et absolu, mais après 800 km à pied, je ne sens plus que j’ai des preuves à faire à qui que ce soit. Une fois rendu sur place, j’espère avoir la force de me rendre jusqu’au phare qui marque la fin du Camino… et la fin du monde.
La route est agréable en autobus. Je continue de m’étonner de la facilité et de la rapidité du trajet, moi qui aie pris le rythme de la marche. Nous traversons quelques villages de la cote, le long de la route. J’aperçois l’eau. Après six semaines dans les montagnes, les vignes, les champs de tournesol, les forêts et le désert, quelle curieuse et heureuse sensation que de revoir l’Atlantique. C’est une journée typique de la région. Une journée de pluie et de gros vents. Le ciel gris est tout de même transpercé, ici et là, par des puis de lumière d’orée. C’est intense et beau.
J’arrive à Finisterre en pleine tempête. Un arrêt (à ne pas confondre avec une gare) d’autobus. C’est ou minimaliste ou encore mal organisé, selon notre point de vue. Je n’ai aucune espèce d’idée où se trouve mon albergue. Ah! Que serait le Camino sans ce perpétuel sentiment d’être perdu! Mais bon, au fil des km, j’ai quand même développé quelques bons réflexes. En entrant dans la ville, je remarque une pancarte qui annonce mon albergue. Mon point de chute à Finisterre se trouve au sommet de la ville. Il aurait fallu s’y attendre. Dès le début, à chaque fois que je me suis demandé « C’est par où??!! », la réponse a été « C’est par en haut. Grimpe, ‘stie! » Je monte lentement la pente, le vent et la pluie en pleine face. J’aurai bien gagné mon lit. Je m’étonne tout de même de pouvoir me tenir contre le vent. Mon genou m’en veut un peu, mais ce n’est rien à comparer à la douleur d’il y a quelques jours. Il y a une semaine, cette petite montée aurait été impossible. J’arrive au bout de quelques minutes, et la vue sur la ville vaut certainement l’effort.
Venue l’heure du souper, je reviens sur mes pas et redescend vers le port et le centre-ville. Pour le repas, je me paye la traite : un plateau de fruits de mer gigantesque. C’est un festin exotique et dispendieux. Je suis comblé! Au cours de la nuit, la tempête s’éclipse. Je me réveille et je prends une bouffée d’air frais. Ça sent le sel de la mer. Il y a tellement d’étoiles que s’en est étourdissant.
Je me lève dès l’aube, prêt à entreprendre ma dernière journée de marche sur le Camino. Je laisse mon sac à dos à l’albergue. Je ferai ce dernier bout de chemin muni seulement d’une bouteille d’eau et de mes bâtons de marche. Nous sommes nombreux sur le sentier qui longe la route et qui mène vers le phare. Je retrouve aisément mon rythme de montée. Nous croisons quelques pèlerins sur la route du retour. Ils ont un regard lointain, et plusieurs ont les larmes aux yeux. Quand on leur souhaite Buen Camino – ce qui est devenu un réflexe au cours des dernières semaines – ils sourient, mais ne répondent pas. Au bord de la route, il y a une statue de pèlerin, tout en bronze. Son grand chapeau semble sculpté de telle sorte qu’on croirait que cette statue s’affronte aussi au vent perpétuel de la côte.
J’arrive devant le phare au bout de 45 minutes de marche. Tous les pèlerins s’arrêtent devant le marqueur du km 0 pour prendre des photos. Ici, tout ce qu’il y a entre moi et le Canada, c’est l’Atlantique.
C’est l’aboutissement d’un long chemin pour nous tous. Je prends quelques photos d’une femme qui a complété le Camino à vélo, elle en prend quelques unes de moi. Deux choses me frappent, et me touchent. D’abord, qu’à l’extrême limite de la terre, on a installé un phare pour éclairer ceux qui oseraient aller plus loin. Il me semble que c’est un geste qui en dit long sur l’ambition de l’humain… un geste rempli d’espoir. Puis, je suis ravi de constater qu’à l’intérieur du phare (contrairement aux bouquins de Stephen King sur Roland qui entre dans la tour noire à la fin du monde) il y a une galerie d’art. Au bout du Camino, la mer, le ciel, un phare et l’art nous accueillent. Une fois de plus, je suis comblé. Dans le cahier du visiteur du phare, je signe une petite note pour Jane, qui arrivera à pied d’ici un jour ou deux.
Au retour, j’ai moi aussi l’eau aux yeux. C’est la fin de ma marche, de mon Camino, de ce rêve et de ce projet qui m’habitent depuis près de deux ans, et qui auront provoqué toute une série de décisions importantes et révolutionnaires dans ma vie. Je me permets de songer à l’avenir. Aux amis qui m’attendent, d’abord à Madrid puis après, au Canada. J’anticipe avec plaisir la semaine que je passerai à Barcelone, en résidence d’écriture. Je ne sais pas quelle forme prendra l’inspiration artistique qui découlera de ce périple, mais je suis persuadé qu’une semaine ne suffira pas pour écrire toute la musique qui me passe par la tête. Je suis heureux d’avoir réservé ce séjour, d’avoir prévu un moment artistique avant de renouer avec la vie de tous les jours. De fait, je ne sais plus trop à quoi ressemblera ma vie de tous les jours… me voilà sans emploi pour la première fois depuis plus d’une décennie. Heureusement qu’à mon retour j’aurai la production du nouveau spectacle et la tournée de lancements de mon nouvel album pour m’occuper. J’espère pouvoir préserver cette quiétude intérieure, cette santé renouvelée, cette force que je n’aurais pas soupçonnée avant de partir. Je me dis, me répète, que le bonheur est simple… mais la vie résiste.
J’ai le cœur léger. Je reçois des textes, des appels. Des amis qui me saluent, qui veulent prendre des nouvelles. Tous me félicitent de cette belle aventure. J’appelle ma mère. Elle ne répond pas. Je lui laisse un message sur son répondeur pour qu’elle sache que je me suis bien rendu, jusqu’au bout de mon chemin. J’espère qu’elle entendra le bonheur dans ma voix… J’espère que tout va bien de son bord.