Ma mère chantait toujours. Dans ses platebandes, en faisant la vaisselle, en nettoyant la maison, quand elle était heureuse, inquiète, peinée… Il me semble que la maison où j’ai grandi était toujours remplie du son de la voix de ma mère qui fredonnait ou qui chantait. Ce serait impossible pour moi d’énumérer tous mes heureux souvenirs, tout ce que j’ai appris de ma mère. C’est elle qui m’a appris à lire, à écrire, à prier et, bien sûr, à chanter.

Née pendant la Dépression ma mère et ses 8 frères et sœurs avaient peu d’argent, mais beaucoup d’amour. Son père, à ce qu’elle nous a raconté, sortait souvent son violon pour divertir la famille en soirée. Maman a grandi en chantant. De fait, au début des années 50s, Maman et ma Tante T ont été les premières de notre famille à chanter à la télévision. Maman nous parlait souvent des moments de bonheur de son enfance, passés à jouer ou à travailler avec ses frères et sœurs. Des moments difficiles aussi, imprégné par la pauvreté qui régnait partout à cette époque, de ses quelques souvenirs de sa mère, morte alors que Maman était toute petite, et de son père, avant même qu’elle n’atteigne l’adolescence. C’est alors qu’elle a appris le courage, je pense, et c’est dans les souvenirs de cette époque qu’elle puisait la force la conviction inébranlable qui l’aura animé tout au long de sa vie. Ma mère a connu de rudes épreuves. Elle les a affrontées avec dignité, forte de l’amour et des valeurs qu’elle avait acquises à l’enfance.

Enfant, je me souviens des livres qu’elle me lisait à haute voix, à l’heure du coucher. Des heures qu’elle passait à lire à voix haute pour mon père, les deux assis dans leurs chaises berçantes, devant la fenêtre à l’entrée de la petite maison de la 8e concession où j’ai grandi. Je me souviens d’une visite à l’école, au début de mon élémentaire, alors que les parents devaient passer une heure ou deux auprès de leurs enfants pour faciliter leur intégration au milieu scolaire. Elle avait passé la journée entière avec moi. Mes frères et sœurs le confirmeront, elle m’a toujours gâté.

Je me souviens d’avoir été son apprenti cuisinier, alors que je l’aidais à préparer les repas, et surtout les desserts. Je me souviens des matins passés avec elle au bureau de poste, là où elle a travaillé pendant plusieurs années. Je l’aidais à entrer les gros sacs bourrés de lettres et à distribuer les feuillets promotionnels. On chantait en travaillant. C’est alors qu’elle m’a appris les chansons de son enfance, que je connais encore par cœur. Quand je faisais bien et rapidement mon travail, j’avais le droit de m’assoir devant la radio et d’écouter l’un des trois postes qu’on pouvait (presque) capter, avant de me rendre à pied à l’école du village.

Elle a toujours été le cœur de notre famille. Accueillante et à l’écoute. Toujours entouré de ses petits enfants, au bord de la piscine lors d’un BBQ par une des fins de semaine parfaites de mon enfance. Ma mère prenait tellement plaisir aux retrouvailles, aux rassemblements et aux fêtes de famille. Voir ma mère à Noel, c’était la voir dans toute sa gloire : rayonnante et entourée de nourriture, de famille, de rires, d’amour, le tout en abondance. Elle commençait son magasinage de Noel dès la mi-août. Elle voulait s’assurer de faire plaisir à tous ceux qui seraient des nôtres le soir de Noel. Elle appelait les noms de chacun, chacun à son tour, pour les inviter à ouvrir un cadeau. Puis, c’était le ou la plus jeune de la famille qui portait le cadeau jusqu’à sa cible… et – plus souvent que non – qui l’ouvrait en riant à pleine tête! Et tout au long de cette soirée, et des semaines de préparatifs qui précédaient le grand jour, ma mère rayonnait de joie.

Malgré sa tendresse et son sérieux, Maman aimait beaucoup rire. Je garderai toujours d’heureux souvenirs de ses éclats de rire dans une limousine que nous avions louée à l’occasion de son 75e anniversaire. Tout ce qu’elle souhaitait, à l’occasion de ce grand anniversaire, c’était de pouvoir revoir ses frères et sœurs. Nous l’avons surpris en embarquant à 10 dans une voiture de luxe, pour faire la route pendant trois heures entre Penetang et Hamilton, afin de visiter deux de ses frères et une de ses sœurs. Une dizaine de Dubeau en limo, ça rit en maususse!

Parler de ma mère sans évoquer mon père serait impensable. Pendant plus de 42 ans, ils étaient inséparables. Ils s’équilibraient et se complétaient. Une équipe véritable, comme on en trouve peu de nos jours. Au moment de partir en lune de miel (en visite chez ma Tante Cécile, dans un couvent à Ottawa… pas l’homme le plus romantique de l’histoire de l’humanité, le père) leur fortune collective valait moins de 5 dollars. Ensemble, ils ont mis au monde 7 enfants, 6 qu’ils ont vu grandir. Elle a connu et aimé 13 petits enfants et 11 arrières petits enfants. Cette famille fut le véritable trésor de sa vie.

Après le décès de mon père, il y a 20 ans déjà, c’est un trio de femmes fortes – des amis d’enfance de ma mère – qui l’ont appuyé et lui ont permis de passer à travers de ces moments difficiles. Elles l’auront aussi aidé à retrouver son identité à elle, qu’elle avait quelque peu sublimée pour mieux assumer son rôle maternel. Ma mère et ses amies, Yvonne, Juliette et Marion se retrouvaient tous les mois pour luncher ensemble dans un resto de la région, et pour jaser des heures de temps. Des amitiés soudées depuis plus de 7 décennies. J’arrive à peine à concevoir la profondeur de l’amour et de la connexion qu’elles partageaient. Je les admire.

Ma mère est morte à la fin février. Il y a quelques jours, nous avons posé ses cendres auprès de mon père, dans le petit cimetière à la croisée des chemins du village de Perkinsfield où quelque 10 générations de ma famille reposent à jamais.

Il me semble juste quelque part que l’hiver de 2015 ait été aussi long, froid et d’apparence interminable. Depuis toujours, c’est ma mère qui m’annonçait l’arrivée du printemps. Elle le faisait en déplaçant des arbres dans sa cour. Ado et jeune homme, je trouvais ce rituel exaspérant. À force de déraciner et de transplanter tous les arbres du lot, l’exercice perdait un peu de son charme, à mes yeux. Aujourd’hui, j’avoue que je ne sais plus trop comment je saurai que le printemps arrive sans elle. Je salue mon frère David et son épouse Beth, qui ont eu l’excellente idée de planter un arbre à sa mémoire, ce printemps. Ça lui ferait chaud au cœur de savoir qu’un lilas fleurira dorénavant tous les ans, en son honneur.

Ma mère a connu trop de moments de solitude, d’ennui et de douleur à la fin de ses jours. Mais depuis son départ, ce sont des souvenirs et des images débordants de bonheur qui me reviennent et qui me consolent. Des souvenirs, et l’écho de sa voix qui chante. Je serai, à jamais, reconnaissant pour sa vie et la vie qu’elle m’a donnée. Je lui souhaite un repos paisible, jusqu’aux retrouvailles.

À la douce mémoire de ma mère, Irma (Desroches) Dubeau, 13 mai 1935-21 février 2015