
Après la Cruz de ferro, la montée se poursuit jusqu’à Alto de Cerezales, le plus haut point du Camino Frances, à plus de 1500 mètres. J’y arrive vers 10h30. L’avant-midi figure parmi mes étapes préférées du Camino. La levée du jour sur la montagne… C’est exquis. Puis, comme c’est toujours le cas dans la vie et sur le Camino, après la montée, il faut descendre… Sauf que cette fois, c’est tout de même une descente exceptionnelle. L’on passe de 1500 mètres à 500 mètres… Ça dure 20 km. Tout ça se fait sur une série de surfaces que je refuse de nommer « sentier » ou « piste » ou « chemin ». Éboulement serait plus juste. Il y a que de la pierre, soit le roc de la montagne, soit des cailloux brisés de cette surface. Il n’y a pas de terre et rien n’est stable. À chaque fois que je pose un pied, il glisse puis il tourne. Mes genous me maudissent et je sens l’enflure qui monte dans mes pieds.
À mon arrivée, j’écrirai une note au Ministre des Affaires Étrangères, pour lui conseiller d’inclure un râteau et un niveau pour l’Espagne dans la nouvelle entente de libre échange entre le Canada et l’Union Européenne… Je serais ravis de passer moi-même les acheter chez Canuck Tire, et les déposer à son bureau de circonscription, à quelques coins de rue de ma maisonnette à Ottawa.
Je m’arrête à El Acebo, à mi-chemin sur cette pente interminable. Je trouve un hostel, au-dessus du bar du village avec une chambre magnifique. Depuis la blessure, je ne m’intéresse plus aux albergués. Il me faut de la place, un peu d’espace, surtout le matin, car je mes préparatifs pour la journée sont douloureux, et j’avance au ralentit.
Le lendemain, c’est le retour à la pente. J’ai terriblement mal aux pieds. Le paysage est extraordinaire, mais le terrain est débile. Après 4 heures de marche, sans pour autant être rendu au bas de la montagne, alors que les toits de Molinaseca sont encore loin, je m’assoie par terre, entre le sentier de pierre et le précipice de l’autre bord pour changer mes bas et me masser les pieds.
J’entre et je sors de Molinaseca. Mon objectif, Ponferrada, se trouve 8 km plus loin. Je suivrai, sans faire exprès je vous le jure, des Américains à la sortie de Molinaseca. Ils m’induisent en erreur et me font faire un détour de 2,5 km vers Campo. Détour inutile et inéteressant par une banlieue où on ne démontre aucun intérêt pour les pèlerins. J’entre de peine et de misère à Ponferrada, et m’écrase sur mon lit. Il m’aura fallu plus de 8 heures de marche pour parcourir 18 km. Mes pieds sont tellement enflés que je peine à retirer mes souliers.
Mais j’aime, beaucoup, Ponferrada. Je décide d’y rester une journée supplémentaire, en touriste. Je passe la majeure partie de la journée à visiter un château Templier, bâtit entre le 10e et le 16e siècle. La ville moderne entoure ce château. C’est fascinant. Je suis heureux.
Au cours de la journée, j’apprends que mes amis Brian et Elliane Ont mis fin à leur Camino. Brian souffre de nombreuses blessures, et n’en peut plus. Il est à bout de souffle et renoncé à la marche. C’est aussi le cas pour mon ami Susan. Son genou ne vas pas mieux. Elle décide donc de quitter le Camino pour se donner une semaine de repos. Elle suivra aussi une formation intensive de formation en Espagnol, afin de revenir mieux outillé. Naît l’idée, lors d’une série de courriels, de se donner rendez-vous à Santiago pour se revoir une dernière fois avant de repartir vers nos pays respectifs. Je fais le calcul. À la vitesse que j’avance actuellement, je ne me rendrai pas à temps pour revoir les autres.
Je repasse mes cartes du Camino au peigne fin. Qu’est-ce qui m’attend d’ici quelques jours? Je compte encore deux montées importantes d’ici quelques jours. La pire sera O’Cebreiro qui nous fera monter de 600 à 1400 mètres, en l’espace de 6 km. C’est de la pente en maudit. Puis, le Camino se complique davantage… Les sentiers se multiplie en entrant en Galicie. Je fais le bilan du chemin parcouru, du chemin qu’il reste, de mon état physique, émotif, etc. Je n’ai pas peur. Je serais capable. Mais lentement. Je raterai mes amis et ça me désole. Puis, dans mon fond intérieur, après quelques 600 km de marche, je ne sens plus le besoin, par principe, de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit.
Je décide de passer de Ponferrada à Sarria en train. C’est une distance d’environ 90 km. Ça m’épargnera environ 4 jours de marche. Il me restera un peu plus de 100 km à parcourir à pied en Galicie. Je suis en paix avec ma décision. J’en informe mes amis, qui se réjouissent de l’opportunité de me revoir. Le train part dès 6h30.
Ma récompense pour cette décision? Le seul moment de peur profonde et viscérale du voyage. La gare de train est à quelques km de mon hostel. À 5h30, les rues de la ville sont presqu’en désertes…. Mais je sais que les quelques individus que je croise ne sont pas du genre à aider ou à prendre pitié d’un pèlerin qui peine à porter son sac. Je marche très, très vite. J’estime que la marche jusqu’à la gare devrait me prendre environ 45-55 minutes… Vu mon état d’âme, j’arrive à la gare – épuisé et dégoulinant – en 27 minutes.
Le voyage en train est un plaisir pur. J’adore les trains. Je suis aux petits oiseaux en arrivant à Sarria. C’est le dernier point de départ véritable du Camino. Plusieurs pèlerins partent d’ici, car il faut marcher au minimum les 100 derniers km afin d’avoir droit à l’attestation officielle de pèlerin, la compostella.
Le train est plein à craquer de pèlerins… Surtout des élèves d’âge secondaire, qui doivent parcourir le Camino afin d’obtenir leur diplôme. Il y en a au moins une centaine. Je sens le début d’une nouvelle course aux lits.
Le paysage a drôlement changé. Au bout de quelques instants, je comprends pourquoi. Il pleut beaucoup et perpétuellement en Galicie. Sobre la marcha! Let’s go tabarnouche, c’est le home stretch! J’entreprends cette dernière série d’étape avec un nouveau feu intérieur qui brûle à pleine force. J’ai hâte d’en avoir le cœur net, et la seule façon d’y arriver, c’est de compléter cette marche.
Autre changements importants: de nouvelles odeurs m’entourent. Il y a de l’eucalyptus en Galicie. J’adore. Il y a aussi des vaches… Et des résidus de repas de vache… Partout… Notamment, une couche de quelques centimètres qui recouvre le sentier au complet. Je comprends pourquoi à ma sortie de Sarria. Tout d’un coup, en tournant un coin sur le sentier, je me trouve entouré par troupeau d’une cinquantaine de vaches. De toute évidence, les fermiers se servent du Camino pour faire passer leur bétail d’un pâturage à l’autre. C’est mon deuxième stampede du voyage… D’abord des brebis, asteur des vaches!!
Moi qui croyais avoir dépassé les montagnes… Je me détrompe rapidement. Désormais, elle sont moins hautes, mais plus nombreuses. Ça monte, puis ça descend. Pète, répète. Tout ça sous une pluie qui varie entre « Ah, que c’est rafraichissant! » et « Au secours, je ne sais pas nager!! » Sans farce, par bout ça ressemble davantage à de la natation verticale qu’à de la marche. Mais les forêts d’eucalyptus sont magnifiques, et les petits villages qui surgissent de nullepart sur les côtes vertes le sont aussi. Puis, les Gallegos sont d’une générosité extrême. Après 23 km sous la pluie, je m’arrête à Mercadoiro, dans le plus beau hostel de l’Espagne. On se croirait dans un hôtel boutique. Je suis gâté. Puis, la soupe aux lentilles et chorizo, une nouveauté au menu accompagné de pain frais, fait à la maison, est merveilleuse! Le bonheur dépend de peu de choses. Mercadoiro, population officielle: 1… Notre hospitalero, et le propriétaire de l’hostel, qu’il a lui-même bâtit à partir des ruines d’une terre…
Le lendemain, je passe par Portomarin. Pour entrer dans la ville, le camino passe par un des trois ponts. Il mène au bas d’un escalier d’une centaine de marches. Je regarde le ciel et demande « Vraiment? Tu veux que j’grimpe c’t’affaire là asteur? Pour trouver un guichet puis une bouteille d’eau? Vraiment? Ok… C’est vrai que j’ai pris le train… Désolé. » Pour sortir de la ville, le Camino nous invite à passer par les deux autres ponts. Pas un ou l’autre… Les deux. De toute évidence, il y a quelqu’un qui s’est amusé avec un pot de peinture jaune par un soir d’enterrement de vie de garçon. Ah Portomarin, que de doux souvenirs!
Je me rends jusqu’à Eirexe. Me semble que le nom de la place ressemble à mon prénom. J’suis plutôt crevé en y arrivant. La pluie sape ce qu’il me reste d’énergie. La pluie, puis la boue. Je pose les pieds au resto, à la recherche de mon cola quotidien (petit rituel d’après la marche, avant la douche) et j’entends un cœur de voix qui exclament « ÉRIC! » Je retrouve Hannah, sa mère Èva, les suédoises que je connais depuis Orisson, et Katrin, de l’Allemagne, qui a elle-aussi, beaucoup marché avec Jane. Il y a toute une série de hugs, puis j’aurais presque envie de brailler, tellement je suis heureux de les revoir. Je jase avec mes amis Suédoises tout au long du repas. Elles sont formidables. Hannah est une superwoman! Véritable athlète, pour elle le Camino est un plaisir pur. C’est aussi le cas pour sa mère, qui souffre de quelques ampoules, mais qui a l’eau aux yeux en me parlant des personnes extraordinaires qu’elles ont croisées sur le chemin. La soirée rehausse mon morale comme par magie. Et justement, à ma sortie, je Remarque une vieille affiche sur le mur qui fait la promotion d’un grand magicien: le Dr Saa, Conde de Waldemar. Il semble qu’un des aïeux du proprio du bar était un illusionniste de renommée mondiale au début du 20ème siècle. Ah, la magie du Camino!
De Eirexe, je passe par Palas de Rei, où j’obtiens mon premier cello du jour en entrant à l’église du village. Le curé prends le temps d’étudier et de réparer mon crédencial, abimé par la pluie, à l’aide d’un rouleau de Scotch tape. Il a vu pire et me souhaite buen Camino! Ma journée se termine à Melide, une ville étonnante du fait qu’elle n’a absolument rien d’attrayant ou d’intéressant… Jusqu’à l’heure du souper. Alors, à la pulperia Ezekyel, le party pogne et le vin verse à flots pour bien arroser la chaire de pieuvre, délicieuse.
De Melide, je marche jusqu’à Arzua, où j’ai – tout comme plusieurs autres pèlerins – beaucoup de difficulté à trouver un lit. Il faut comprendre que Melide marquait aussi un point de convergence pour trois Caminos, qui cheminent tous vers Santiago. Désormais, les sentiers et les albergués débordent. Je prends un repas simple, copieux, bien arrosé, et m’écrase sur mon lit. Deux jours de marche. Il me reste deux jours de marche.
Entre Arzua et O’Pedrouzo, la pluie n’arrête jamais. Le sentier ressemble plus souvent que non à une rivière. On marche dans la boue, et autres substances organiques (vous vous souvenez des vaches?) jusqu’au chevilles. Je chérie l’idée de devenir le porte parole de tourisme Galicia! J’imagine l’annonce publicitaire tout en écoutant mes bas qui font plrrrp plrrrp dans mes botes. Je trouve une merveilleuse pension: Pension Maribel, et on me conseille un resto ou je dévore le meilleur poisson goûté depuis mon arrivée en Espagne.
Il me reste 18 km à parcourir. Je suis ému. Qu’est-ce qui me passe par la tête? Le goût de marcher. De bien marcher. Le goût de profiter pleinement de ma journée demain et de tout ce qu’il me reste du Camino. Si Dieu le veut, j’arriverai demain à Santiago.