Family Picture Album

J’avais peut-être 13 ans. Ma Tante Cécile offrait un magnifique album en cadeau à mon père. Cet album regroupait de vieilles photos de famille (mon père tout jeune, parmi ses frères et sœurs, entre autres), un arbre généalogique, des photos centenaires de Perkinsfield, le village où j’ai grandi, quelques coupures des journaux communautaires et une série de lettres que mes grands-parents avaient échangées alors qu’ils se faisaient la court. À l’époque, Pépère était allé travailler dans l’Ouest (en Saskatchewan puis en Alberta). Ma grand-mère lui envoyait de longues missives, et il répondait avec beaucoup de tendresse… du moins, quelqu’un au camp à qui il confiait la responsabilité de rédiger ces lettres le faisait – car Pépère n’aurait pas su lui-même écrire une page complète. Leur échange épistolaire était chargé de passion. Je me souviens que mes parents avaient été légèrement scandalisés du ton sur lequel les jeunes amants s’écrivaient. Maman avait tout de même installé ce magnifique recueil sur un petit bureau, à l’entrée de la maison familiale, de sorte que la famille puisse le feuilleter au passage.

Nombreuses sont les familles qui comptent quelqu’un qui est passionné de la généalogie. Quelqu’un qui consacre d’innombrables heures à retracer la lignée, à remonter dans le temps pour suivre l’évolution familiale de génération en génération. Chez nous, c’était ma Tante Cécile. Elle était une femme d’une générosité remarquable. De ma naissance jusqu’à sa mort, jamais un Noël ni un anniversaire ne passaient sans une carte et un cadeau de sa part. Mais j’étais loin d’être son petit préféré ou de faire exception… Elle en faisait autant pour chaque neveu et nièce, et pour chacun de leurs enfants, aussi. Vu la taille de notre famille, typiquement canadienne-française, elle devait emballer un cadeau tous les jours de l’année, ou presque! Elle était notre première référence en matière de généalogie et nous fournissait régulièrement des cahiers chargés de documents historiques. Grâce à elle, j’en ai appris pas mal sur mes aïeux, disparus bien avant mon entrée dans ce monde.

Elle était aussi une fenêtre ouverte sur le monde au-delà de mon petit village. Tante Cécile voyageait souvent, et dans des coins du monde plutôt exotiques à mes yeux… Elle était aussi le pole rassembleur de notre famille. Après la messe, le dimanche, c’était souvent chez elle que le clan se réunissait. C’est d’ailleurs lors d’un de mes nombreux passages chez elle, alors que j’étais encore tout petit, que j’ai remarqué des photos d’enfants, des notes et des dessins, aimantés sur son frigo. En plus de veiller sur une trôlée de petits Dubeau, Ma Tante Cécile était aussi marraine de nombreux enfants à l’étranger. Elle, qui avait longtemps été sœur religieuse, avait toujours gardé un sens de la charité. Puis, je pense qu’en quelque sorte, nous étions tous ses enfants adoptifs.

Les albums qu’elle a montés et offerts en cadeau sont des reliquaires précieux. Le fruit d’un travail de recherche assidu et de longue haleine. Ce sont des legs importants qui recèlent des petits trésors familiaux. À bien y penser, il me semble que son travail généalogique s’inscrit dans la continuité d’une oralité profondément enracinée dans ma famille et ma région natale… Je me souviens qu’à plusieurs reprises, alors que je travaillais aux côtés de mon père dans le cimetière paroissial, il me racontait les exploits de l’un ou de l’autre de ceux qu’il avait connu et qui reposaient désormais sous la terre. Papa, qui savait ni lire ni écrire, savait que chaque pierre marquait une vie qui avait touché des gens, et dont le souvenir finirait par se perdre. En feuilletant les pages de l’album que ma Tante Cécile lui a offert en cadeau, j’ai compris que chacune de nos vies est vouée à l’oubli. Tout ce qu’on peut espérer, il me semble, c’est d’avoir laissé quelques traces… vivantes, écrites, éphémères, pour marquer notre passage.